Comment faire 50 films avec très peu de moyens dans un pays du quart-monde ?

Comment faire 50 films avec très peu de moyens dans un pays du quart-monde ? 2017-01-27T19:39:46-03:00

Par le réalisateur Arnold Antonin

J’ai commencé à faire du cinéma sur pellicule dans les années 1970 pendant que j’étais en exil, en Europe d’abord, puis en Amérique du Sud.

En 1985, je me suis lancé au Venezuela dans un projet Simon Bolivar en Haïti avec un budget de deux millions de dollars que j’avais toutes les chances d’obtenir de ce pays du tiers-monde bénéficiant d’énormes réserves de pétrole.

Mais le 7 février 1986, la dictature de la maison Duvalier a été renversée, et le mois suivant j’avais largué les amarres avec le Venezuela. Je me retrouvais en Haïti, mon pays du quart-monde. C’est à partir de là que j’allais connaître vraiment ce que cela signifie de produire et de réaliser dans une grande pénurie.

Commençons par le dernier bout de la chaîne qui est l’exploitation et la projection en salles.

En 1986 en Haïti, il n’y avait plus que quatre salles de cinéma dont une au Cap-Haïtien et trois à Port-au-Prince. Au fil du temps, toutes les salles allaient fermer leurs portes. La dernière l’a fait un mois avant le terrible tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Pourquoi donc faire des films dans un pays où il n’y a plus de salles de cinéma ?

Posons la question d’une autre façon. Comment quelqu’un, qui pense en images et en sons, avec des tas d’histoires à raconter, peut-il faire des films dans ces conditions ?

Revenons donc à ce qui est le premier maillon de la chaîne, la pré-production et la production.

 

Le miracle du numérique

Quand je devais réaliser un film dans mes pays d’exil, je savais qu’il y avait des laboratoires où révéler et tirer mes copies. C’est ainsi qu’à Rome, je pouvais compter sur les laboratoires de Cinecittà et à Caracas sur Bolivar film. Mais en Haïti, il aurait fallu expédier les négatifs à Miami ou à New York ; ce qui était évidemment hors de question.

J’ai donc commencé, tout en menant parallèlement une lutte politique, à faire humblement des diaporamas. Sur les droits des hommes, des femmes, des enfants, et sur les grands problèmes sociaux comme les problèmes agraires en Haïti.

Les diapositives ne coûtaient pas excessivement cher et les diaporamas étaient bien accueillis. Mais il fallait se trimbaler avec un projecteur, des carrousels; et improviser des salles de projection. Cette technologie devenue obsolète par la suite était cependant des plus intéressantes quoique utilisant des images fixes.

Quand j’ai réalisé ma première vidéo, même si je considérais encore avec un certain dédain le travail de ce que l’on appelait encore les vidéastes, j’ai compris que c’était là l’outil pour travailler avec les images en mouvement dans un pays aussi démuni.

Nous commençâmes à utiliser une caméra super VHS, ce qui était un grand luxe, et à monter avec une table de montage Sony pour Super VHS. Puis nous pûmes travailler avec un Betacam SP.

On pouvait se passer du laboratoire mais les difficultés étaient encore immenses, car le matériel avait un coût assez élevé et le montage en analogue imposait une certaine rigidité.

La vraie révolution pour moi allait s’opérer avec le passage à la miniDV et au montage sur ordinateur avec le Final Cut Pro. Désormais, les moyens matériels ne pouvaient plus nous arrêter.

Il était évident que ce qu’il fallait, c’était plus que jamais ce qui est à l’origine de tout film, une idée et la volonté de communiquer avec les autres.

Revenons donc au processus normal de ce qu’est la réalisation d’un film et commençons par la pré-production et la genèse.

 

Pré-production et genèse

En Haïti, il se passe tellement de choses où se mélangent couleurs, actions, mimiques, expression théâtrale, grande et petite comédie, qu’il suffirait de placer notre caméra au coin d’une rue pour avoir un film en boîte en très peu temps. Mais ce matériau, si riche soit-il, ne suffit pas. Il me faut, et c’est une nécessité chez nous, faire un cinéma créateur de sens. Il nous faut partir d’une idée. Et chez moi, les idées naissent la plupart du temps à partir de contradictions que j’observe dans la société et de l’énergie créative que j’arrive à déceler chez les acteurs de ces contradictions. Ceux qui pourraient apporter un changement au cours des événements et de l’histoire et briser la dynamique de l’entropie.

Une fois qu’on a l’idée, il faut penser à la développer de façon à ce qu’elle intéresse le spectateur.

Qu’il s’agisse de documentaires ou de films de fiction, il s’agit d’une histoire à raconter en images et en sons de façon à ce qu’elle crée de l’intérêt chez le spectateur.

Il faut donc une dramaturgie. Or nous savons que « la dramaturgie est une science exacte dont personne ne connaît les lois ».

Il faut que, pour chaque film que nous décidons de faire, nous trouvions la manière la plus intéressante pour raconter notre histoire.

Il n’y a pas de recette, même la classique recette aristotélienne (introduction, développement, conclusion) doit se réinventer à chaque fois.

Avec une bonne idée et un canevas solide construit sur une recherche sérieuse, on a déjà de quoi se lancer dans la production proprement dite.

C’est ici que se présente alors l’inéluctable question de l’équipe de tournage et des ressources humaines.

Les rares professionnels sont toujours occupés et coûtent cher, parfois plus que dans un pays du premier monde. C’est pourquoi je travaille toujours avec une équipe très restreinte de trois personnes, disposées à faire des miracles :

Un directeur de photo-caméraman, un preneur de son et moi-même. Je parle des films documentaires.

Quand il s’agit des films de fiction, j’ajoute à l’équipe un électricien, un régisseur et un chauffeur.

Quant aux acteurs que je paie religieusement, je leur précise toujours au moment de négocier leurs contrats que nous ne disposons pas de cachet et que nous avons seulement des pilules à offrir.

Pour les ressources humaines donc, il faut trouver des gens passionnés, avec une forte envie de travailler, prêts à tout donner d’eux-mêmes et qui comprennent que ce métier est une vocation ( la seule chose plus forte que l’amour disait Gabriel Garcia Marquez), malgré le culte du glamour auquel est associé le cinéma dans notre monde et l’idée que c’est le chemin de la gloire et de la richesse. Quant à l’équipement matériel, il suffit d’une caméra semi-professionnelle.

Nous travaillons actuellement avec une caméra Sony AVC-HD, une mixette, un microphone, une perche, deux spots d’éclairage et un réflecteur. Nous montons avec un iMac.

Nous estimons qu’avec ce matériel, nous pouvons faire face aux exigences actuelles de notre production et des histoires que nous avons à raconter sur la vie quotidienne et l’histoire de notre peuple. Et en pensant que c’est par le particulier qu’on arrive à l’universel. Nous ne prenons en compte aucun ingrédient ni aucun effet de mode qui aurait la vertu de nous mettre sur le marché du premier monde comme choix premier.

 

La production et son financement

D’expérience, j’ai compris que s’il fallait faire des films en suivant les formatages requis par les grandes organisations de financement des pays du Nord, on passerait plus de temps à s’occuper des paperasses qu’à filmer, et que ceux qui suivent cette voie finissent par perdre plusieurs années avant de produire et de réaliser un film.

J’ai choisi une tout autre voie que je ne prétends imposer à personne :

Faire un film et filmer tout ce dont j’ai envie selon mon urgence de dire et de faire voir, avec mes faibles moyens et comptant sur la solidarité de quelques rares mécènes qui croient en mon travail, en connaissent les résultats et finissent toujours par y adhérer. Mais je ne les attends pas. Je fonce et je ne les sollicite qu’après.

Dans mon cas, vu le caractère politiquement engagé de certains de mes films et l’indépendance que je veux garder, je compte très peu sur le soutien des secteurs officiels. Mais j’ai pu bénéficier, même s’il s’agit de petites sommes, du soutien de plusieurs institutions privées du milieu des affaires, des milieux associatifs, de la coopération française, et récemment de la Suisse ou des représentations des organisations internationales, en particulier des Nations Unies. C’est ainsi que, pendant 40 ans environ, j’ai pu réaliser plus d’une cinquantaine de films.

Un dernier secret, ayez toujours un fonds pour la réalisation d’un film de fiction qui sera le livret d’épargne où vous pourrez toujours puiser pour faire les documentaires et les courts-métrages en cas de panne d’argent.

Vous avez toujours un grand rêve et c’est ce même grand rêve qui alimentera le besoin l’accomplissement de tous les autres petits rêves que vous devez toujours avoir.

Je travaille actuellement sur cinq projets de documentaires et une fiction long-métrage.

Est-ce que j’arriverai à faire de la fiction long-métrage ?

Je n’en sais rien. Mais je suis sûr de mener à terme les documentaires. C’est un besoin personnel que je vis en même temps comme une nécessité collective, comme un besoin de toute ma communauté et de mon pays. Ils permettront de sauvegarder une grande partie de la mémoire de mon peuple pour que l’on cesse de répéter les mêmes erreurs.

Et revenant à la distribution et à la diffusion, je suis arrivé à créer un partenariat indispensable avec les chaînes de télévision. Vu l’absence de salles et les méfaits du piratage sur la production locale, il a fallu négocier avec les télévisions pour qu’elles incluent nos films dans leur programmation.

A deux reprises 13 chaînes de TV ont diffusé simultanément deux de mes films. J’ai eu droit à des « festivals de ciné Arnold Antonin » qui ont été diffusé durant des semaines à la télé et qui ont été repris à la demande du public.

Les chaînes de télévision ont toujours cru que diffuser le film d’un réalisateur haïtien était une espèce de faveur qu’on lui faisait et que c’est celui-ci qui devrait en fait payer la chaîne.

J’ai pu changer les règles du jeu. On a signé des accords pour le partage à parts égales de l’argent des publicités diffusées pendant le passage de mes films.

Et enfin, la grande satisfaction qui devrait pousser les jeunes à faire des films, c’est que dans nos pays, non seulement le public est avide de ses propres images mais on arrive encore, avec des films, à mener des combats que l’on peut gagner. Je n’y croyais plus. Mais je cite quelques exemples. J’ai fait un film sur l’impunité en Haïti qui a contribué à ce qu’un tribunal émette un verdict établissant que l’ex-dictateur Jean-Claude Duvalier devait être jugé pour crimes contre l’humanité. J’en ai fait un autre sur un village d’artistes qui a contribué à améliorer les conditions de vie et l’environnement dans lequel travaillent ces artistes. Mon film de fiction Le président a-t-il le sida ? a certainement contribué aux résultats de la campagne pour le changement de comportement face à ce fléau en Haïti. Ce sont des opinions que j’ai recueillies de personnes haut placées.

 

Aller sur le site d’Arnold Antonin